CHAPITRE 5
La fébrilité de Garion semblait s’être communiquée à Chrestien. Le gros étalon gris ne tenait pas en place. Il sortit de chez Silk, s’engagea dans la rue en piaffant d’impatience et remua les oreilles avec irritation lorsque Garion tira sur les rênes pour le diriger. Même ses sabots ferrés d’acier semblaient arracher un furieux staccato aux dalles de pierre. En se penchant pour poser une main apaisante sur son cou gris, arqué, Garion sentit frémir nerveusement ses muscles sous la peau fine.
— Je sais, fit-il. Je suis comme toi, mais nous devrons attendre d’être hors de la ville pour courir.
L’animal lui répondit d’un renâclement qui s’acheva sur un hennissement plaintif.
— Ce ne sera pas long, lui assura Garion.
Ils suivirent Silk en file indienne dans les rues encombrées. La brise qui tourbillonnait dans les rues charriait une odeur poussiéreuse d’automne.
— Qu’est-ce que c’est que ces bâtiments, là-bas ? demanda Essaïon en indiquant un vaste ensemble de constructions disposées dans la verdure.
— L’Université de Melcénie, répondit Silk. C’est la plus grande institution d’enseignement supérieur du monde.
— Elle serait plus grande que celle de Tol Honeth ? releva Garion.
— Beaucoup plus. Les Melcènes étudient tout. Dans certaines de ces facultés, on approfondit des disciplines dont les Tolnedrains ne veulent même pas admettre l’existence.
— Ah bon ? Lesquelles, par exemple ?
— L’alchimie, l’astrologie, la nécromancie appliquées, les bases de la sorcellerie, ce genre de choses. Il y a un collège uniquement consacré à la lecture dans les feuilles de thé.
— Tu veux rire !
— Moi oui, et je ne m’en prive pas, mais eux, non.
Garion talonna son étalon et s’éloigna en rigolant.
Les rues de Melcène étaient de plus en plus encombrées, mais la presse s’accompagnait d’un certain cérémonial. Aussi urgentes que fussent ses affaires, aussi préoccupé qu’il puisse être, l’homme d’affaires melcène trouvait toujours le temps de bavarder amicalement avec un confrère. Les bribes de phrases que saisissait Garion en passant dans les larges artères allaient du temps qu’il faisait à la politique en passant par la composition florale. Mais le principal sujet de conversation, ce matin-là, semblait être le prix des haricots.
Lorsqu’ils arrivèrent à la porte nord, l’épée de Poing-de-Fer exerça une vive traction sur le dos de Garion. (Il avait décrété, malgré les objurgations de Silk, qu’il n’irait pas se promener à la campagne sans elle. Zandramas avait le chic pour semer des embûches sur son passage ; il ne tenait pas à tomber dans le panneau tête baissée et désarmé.) Sitôt hors du mur d’enceinte, le jeune roi de Riva talonna Chrestien et se rapprocha de son ami au museau de fouine.
— La piste a l’air de suivre cette route, annonça-t-il en tendant le doigt vers une large voie qui partait vers le nord.
— Au moins, elle ne s’engage pas à travers champs, répondit Silk. Le terrain est parfois marécageux, dans ce coin-là, et je déteste monter dans la boue.
Belgarath, qui faisait grise mine et n’avait pas dit un mot depuis qu’il avait mis le nez dehors, réduisit la distance le séparant de ses compagnons, s’assura d’un coup d’œil que personne ne risquait de surprendre leurs paroles et reprit son interrogatoire.
— Bien, Garion, reprenons point par point. Je veux savoir exactement ce que t’a dit la voix.
— Eh bien, elle m’a d’abord expliqué que toutes les prophéties se devaient d’être obscures afin que les informations ne tombent pas entre de mauvaises mains.
— C’est assez logique, commenta Beldin, juste derrière eux.
— Peut-être, mais ça ne nous facilite pas les choses, riposta le vieux sorcier.
— Personne n’a jamais prétendu que ce serait une partie de plaisir.
— Je sais, mais j’aimerais bien tout de même qu’on ne s’ingénie pas à nous compliquer la tâche. Continue, Garion.
— Ensuite, elle m’a dit que nous n’étions qu’à trois jours de Zandramas, reprit le jeune roi de Riva.
— Ça veut dire qu’elle a quitté l’île, nota Silk.
— Je voudrais bien savoir ce qui vous permet d’arriver à cette conclusion, grommela le vieux sorcier.
— La Melcénie a beau être une grande île, il ne faut pas deux jours pour aller à l’autre bout. Elle a pu se rendre dans l’une des îles du nord, mais si nous sommes à trois jours d’elle, elle n’est plus sur celle-ci.
— Mouais. Après, la voix – que t’a-t-elle raconté ?
— Que nous n’étions pas venus ici seulement pour retrouver Zandramas mais que nous avions autre chose à faire.
— Je suppose qu’elle s’est bien gardée de te dire quoi.
— Évidemment, mais elle m’a expliqué pourquoi elle ne pouvait pas m’en dire plus long : si elle me donnait cette information, l’autre Prophétie pourrait révéler à Zandramas des choses qu’elle ignorait encore, comme l’emplacement de l’Endroit-qui-n’est-plus. C’est là que j’ai appris qu’elle ne le connaissait pas, et qu’il n’était pas spécifié dans les Oracles ashabènes.
— Elle ne t’a donné aucun détail sur ce que nous avions encore à faire ici ?
— Seulement que quelqu’un allait prononcer, aujourd’hui, devant nous, des paroles d’une grande importance.
— Qui ça ?
— Elle ne me l’a pas précisé, tu penses. Elle m’a juste dit que quelqu’un dirait en passant une chose que nous ne devions pas laisser passer et donc de faire bien attention.
— Et c’est tout ?
— Oui. Là-dessus, elle est partie.
Belgarath éclata en imprécations.
— Là, je suis bien d’accord, approuva son petit-fils.
— Elle a fait ce qu’elle pouvait, objecta Beldin. Le reste dépend de nous.
— Mouais, maugréa le vieux sorcier. Enfin, admettons que tu aies raison.
— Bien sûr que j’ai raison. Comme toujours.
— Je n’irais pas jusque-là. Mais prenons les choses dans l’ordre : nous allons d’abord tâcher de voir où est allée Zandramas, ensuite nous analyserons tout ce que nous aurons entendu aujourd’hui. Ouvrez bien les oreilles, vous autres, lança-t-il à l’intention de ses compagnons, puis il talonna sa monture qui prit le trot.
Quelques instants plus tard, un cavalier vêtu de bleu terne les croisait à vive allure, autant dire avec une hâte surprenante. Silk éclata de rire.
— Qui était-ce ? s’informa Durnik.
— Un membre du Consortium, répondit le petit Drasnien, hilare. On dirait que le vicomte Esca a convoqué une réunion d’urgence.
— Aurais-je manqué quelque chose ? s’enquit aigrement Belgarath.
— Rien du tout. À moins que vous ne vous intéressiez au cours des haricots.
— Vous ne pourriez pas arrêter de jouer et vous occuper un peu plus de notre affaire ?
Garion vola au secours de son ami.
— Il n’avait pas le choix, Grand-père. Le vicomte nous a arrêtés dans la rue alors que nous cherchions la piste de Zandramas. Heureusement que Silk l’a envoyé ferrer les oies, sinon nous y serions encore.
— Ben voyons. Et à part ça, il n’a rien dit qui puisse nous mettre sur la voie ?
— Il n’a parlé que de haricots.
— Et vous n’avez rencontré personne d’autre ? Allez, Garion, parle-nous de tous les gens que tu as vus aujourd’hui.
— Nous sommes tombés sur un des agents de Brador. Je suppose que son messager est déjà en route pour Mal Zeth.
— Il ne vous a rien dit de particulier ?
— Il nous a gratifiés de quelques menaces voilées, c’est tout. Il paraît que l’empereur Zakath a une dent contre nous. L’agent de Brador m’a reconnu, mais ça n’a rien d’étonnant. J’ai dû empêcher Silk de le réduire au silence.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? demanda froidement Beldin.
— Ce qui m’a pris, c’est que nous étions dans une rue très passante et qu’il est contre-indiqué de tuer des gens en public, voyez-vous.
— Tu étais beaucoup plus agréable comme garçon avant de te mettre à faire des remarques finaudes.
— Que voulez-vous, mon Oncle, tout fout le camp, soupira le jeune roi de Riva.
— Allons, Garion, pas d’insolence, protesta Polgara, juste derrière lui.
— Oui, M’dame.
Une voiture noire passa, à un train d’enfer, tirée par des chevaux blancs écumants.
— Encore un amateur de haricots ? demanda Belgarath.
Silk opina du chef avec un sourire carnassier.
— À propos, c’est drôle, on dirait que la terre n’est pas cultivée, par ici, remarqua Durnik en regardant autour de lui.
— La terre est trop chère, en Melcénie, pour qu’on la gâche en y plantant des légumes, s’esclaffa le petit homme au museau de fouine. Tous les biens de consommation de l’île sont importés du continent. Vous ne voyez là que les propriétés des gros bonnets : des hommes d’affaires à la retraite, des notables et tutti quanti. La contrée n’est qu’un immense parc paysager, même les montagnes.
— Ce n’est pas très rationnel, protesta le forgeron.
— Les gens qui vivent sur ces terres les ont payées si cher qu’ils ont bien le droit d’en faire ce qu’ils veulent, je trouve.
— N’empêche que c’est du gâchis.
— Le gaspillage est la spécialité des riches, que voulez-vous.
L’horizon était barré, au nord de la ville, par de vertes collines aux formes douces, piquetées de bosquets artistiquement disposés. Les arbres étaient généralement taillés afin de mettre en valeur leurs formes plaisantes. Garion trouva un peu choquante cette domestication de la nature et il n’était apparemment pas seul dans ce cas. Ce’Nedra contemplait le paysage d’un air pincé et poussait un petit soupir écœuré chaque fois qu’elle passait devant un chêne élagué.
Ils avançaient à bonne allure sur la route qui s’incurvait doucement entre les collines et décrivait de larges courbes dans la plaine, sans autre but manifeste que d’éviter la monotonie des longs rubans rectilignes. Les maisons de marbre étaient généralement situées bien en retrait de la chaussée, au milieu de parcs et de jardins. C’était une belle journée d’automne. Le revêtement de gravier blanc étincelait au soleil. La brise sentait la mer. Comme Riva lui manquait ! se dit tout à coup Garion en humant cette odeur familière.
Ils passaient devant une de ces propriétés lorsqu’un groupe de cavaliers vêtus de couleurs vives traversa la route au galop juste devant eux, à la poursuite d’une meute de chiens qui aboyaient. Les gens franchissaient les haies et les fossés avec toutes les apparences d’une joyeuse insouciance.
— Que font-ils ? demanda Essaïon.
— Ils chassent le renard, expliqua Silk.
— Ça n’a pas de sens, objecta Durnik. S’il n’y a pas de fermes, je doute fort que ces gens élèvent des poules, et s’ils n’ont pas de poules, je ne vois pas ce qu’ils ont à craindre des renards.
— Vous trouverez ça encore plus stupide quand je vous aurai dit qu’il n’y a pas de renards dans ces îles et qu’il faut les y faire venir.
— C’est ridicule !
— Eh oui. Les riches sont ridicules. Ils pratiquent des sports exotiques et souvent cruels.
— Je me demande s’ils trouveraient sportif de chasser une bande d’algroths ou quelques eldrakyn, fit Beldin avec un vilain petit rire.
— Laisse tomber, coupa Belgarath.
— Il ne devrait être pas difficile d’en élever quelques-uns, continua le bossu avec un sourire horrible à voir. Ou même des trolls, reprit-il d’un ton rêveur. C’est ça qui serait amusant ! J’aimerais bien voir la tête de ces joyeux drilles quand ils se retrouveraient nez à nez avec un troll adulte au détour d’une haie.
— Laisse tomber, je t’assure, insista Belgarath.
Lors d’une bifurcation de la route, l’Orbe tira vers la branche de gauche.
— Elle est donc repartie vers l’océan, nota Silk. Je me demande ce qui l’attire tellement vers la mer. Elle n’arrête pas de sauter d’une île à l’autre depuis que nous avons commencé à lui courir après.
— Elle sait peut-être que l’Orbe ne peut pas la suivre sur l’eau, hasarda Garion.
— Je doute fort que ce soit sa préoccupation essentielle à ce stade, intervint Polgara. Le temps commence à presser, pour elle aussi. Elle n’a plus le temps de s’écarter de son but.
La route menait en direction des falaises, puis l’Orbe entraîna Garion le long d’une interminable allée pavée qui serpentait vers une imposante demeure dressée juste au bord d’un vertigineux escarpement surplombant l’océan, loin en bas. Comme ils s’approchaient de la maison, Garion dégaina son épée.
— Tu prévois des difficultés ? risqua Silk.
— J’aime être prêt à toute éventualité, répondit Garion. Cette grande maison pourrait abriter beaucoup de gens.
Mais les hommes en livrée qui sortirent de la somptueuse villa n’étaient pas armés.
— Puis-je vous demander ce qui vous amène ici ? demanda l’un d’eux, un grand échalas à la crinière blanche comme neige.
Il s’avança vers eux de cette démarche assurée, presque hautaine, qu’adoptent souvent les domestiques investis de responsabilités hiérarchiques et habitués à voir filer doux la valetaille placée sous leurs ordres.
— Nous faisions une promenade matinale, mes amis et moi, commença Silk en mettant pied à terre, quand nous avons été frappés par la beauté de cette maison et sa situation exceptionnelle. Le propriétaire serait-il chez lui, par hasard ?
— Sa Grâce, l’archiduc, n’est pas là pour le moment, répondit le majordome.
— Quel dommage ! Cet endroit m’a vraiment tapé dans l’œil, reprit le petit Drasnien en balayant les environs du regard, puis il éclata de rire. Enfin, c’est peut-être aussi bien, car j’aurais pu être tenté de lui faire une offre pour sa demeure.
— Je doute fort que Sa Grâce eût été intéressée, rétorqua le serviteur.
— Je ne crois pas connaître Sa Grâce, reprit habilement Silk. Vous pourriez peut-être me dire son nom ?
— Il s’agit, Messire, de l’archiduc Otrath, répondit l’homme en bombant légèrement le torse. Sa Grâce est apparentée à la famille impériale.
— Vraiment ?
— L’archiduc Otrath est le cousin au cinquième degré de Sa Majesté Impériale Kal Zakath.
— Pas possible ? Que le monde est petit ! Je regrette vraiment de l’avoir manqué. Il faudra que je raconte ça à Sa Majesté, la prochaine fois que je la verrai.
— Vous connaissez Sa Majesté ?
— Et comment ! Nous sommes de vieux amis.
— Puis-je vous demander votre nom, Messire ?
— Oh pardon ! Je ne sais vraiment plus où j’ai la tête. Je suis le prince Kheldar de Drasnie.
— Le prince Kheldar ?
— J’espère bien qu’il n’y en a pas d’autre ! s’esclaffa Silk. J’arrive à m’attirer assez d’ennuis tout seul.
— Sa Grâce s’en voudra vraiment d’avoir manqué Votre Altesse.
— Je serai en Melcénie pendant plusieurs semaines. Je pourrai peut-être repasser. Quand pensez-vous revoir Sa Grâce ?
— C’est assez difficile à dire. Sa Grâce est partie, il y a trois jours à peine, avec des gens venus du continent. Si Votre Altesse veut bien attendre quelques instants, reprit le majordome après une hésitation, je vais prévenir son épouse que vous êtes ici avec des amis. Sa Grâce – l’épouse de l’archiduc – n’a que peu de visites, et elle aime la compagnie. Mais donnez-vous la peine d’entrer, je vous en prie. Je vous annonce tout de suite.
Ils le suivirent dans le vaste hall de la demeure. Le vieillard s’inclina avec raideur et disparut dans un corridor aux murs tendus de tapisseries.
— Comme sur du velours, murmura Velvet d’un ton admiratif.
— Ah non, moi c’est Silk, ce qui veut dire soie en ancien drasnien, fit-il en soufflant sur le diamant de sa chevalière et en le polissant sur le devant de son pourpoint gris perle.
Le grand échalas revint, l’air un peu contrarié.
— Sa Grâce ne se sent pas très bien, Votre Altesse, commença-t-il en tirant un nez de six pieds de long.
— C’est désolant, répondit le petit Drasnien d’un ton très convaincant. Un autre jour, peut-être…
— Oh non, Votre Altesse. Sa Grâce a insisté pour vous recevoir, mais je vous implore de ne point lui en vouloir si elle vous paraît… comment dire ? un peu déboussolée. L’isolement, que voulez-vous, ajouta le domestique, un peu embarrassé, comme Silk haussait un sourcil interrogateur. Sa Grâce n’est pas très heureuse dans cet environnement bucolique, et il lui arrive de tromper la solitude par – comment dire ? – un recours exagéré à une certaine forme de réconfort.
— Une certaine forme de réconfort, hein ?
— J’espère pouvoir compter sur la discrétion de Son Altesse ?
— Assurément.
— Sa Grâce s’octroie, à l’occasion, un petit verre de vin, or il semblerait que l’une de ces occasions se soit récemment présentée et qu’elle s’en soit octroyé plus d’un.
— Si tôt dans la journée ?
— Disons que la vie de Sa Grâce n’est pas précisément réglée comme du papier à musique. Si Votre Altesse veut bien me suivre…
Comme le vieux majordome les menait le long d’un interminable couloir, Silk tourna discrètement la tête vers ses compagnons et leur souffla :
— Calquez votre conduite sur la mienne. Faites de grands sourires et tâchez de ne pas avoir l’air trop surpris quoi que je dise.
— N’est-ce pas qu’il est irrésistible quand il mijote un de ses coups tordus ? murmura Velvet à l’oreille de Ce’Nedra.
L’archiduchesse avait une bonne trentaine d’années, une chevelure noire, luxuriante, des yeux immenses, la lippe boudeuse et des formes si généreuses que sa robe lie-de-vin ne les pouvait contenir en entier. Mais surtout, elle était saoule comme une grive. Elle avait renoncé à utiliser son gobelet et buvait maintenant directement au goulot de la carafe.
— Prince Kheldar, hoqueta-t-elle en esquissant une révérence chancelante.
Sadi s’approcha de sa démarche sinueuse et lui prit le bras, évitant un désastre.
— Ch’cusez-moi, fit-elle d’une voix pâteuse. V’z’êtes bien aimable.
— Tout le plaisir est pour moi, Votre Grâce, répondit courtoisement l’eunuque.
Elle le regarda en clignant des yeux comme une chouette.
— V’z’êtes vraiment chauve, ou c’est un genre que vous vous donnez ?
— C’est culturel, Votre Grâce, expliqua-t-il avec une révérence obséquieuse.
— Dommage, soupira-t-elle en lui caressant le crâne, puis elle siffla une nouvelle gorgée de vin. V-vous v-voulez boire un coup ? proposa-t-elle avec enjouement à la cantonade.
Ils déclinèrent l’offre d’un bref hochement de tête. Tous, sauf Beldin qui s’approcha et tendit la main.
— Hé bé, pourquouè pas, après tout ? Voyons vouère un peu ça, ma choute, répondit le petit sorcier difforme en reprenant, allez savoir pourquoi, l’accent de Feldegast.
Belgarath leva les yeux au ciel.
L’archiduchesse éclata d’un gros rire et passa la carafe à Beldin qui l’assécha sans prendre le temps de respirer.
— Corrèque, commenta-t-il avec un rot sonore en envoyant valdinguer la carafe vide. Mais j’préférions la bière, Vot’Grâce. J’trouvions l’vin un peu lourd, si tôt l’matin.
— De la bière, ainsi soit-il ! gloussa-t-elle, ravie. Maintenant on va tous s’asseoir et boire pour oublier !
Elle s’affala sur un canapé, dévoilant au passage une masse de chair superflue.
— Apportez-nous de la b-bière, ordonna-t-elle à son vieux serviteur confus. Des tonneaux et des tonneaux de b-bière !
— Si Votre Grâce l’exige, marmonna le majordome en tournant les talons avec raideur.
— Ch’est pas un mauvais b-bougre, commenta la femme en s’emmêlant la langue, mais c’est f-fou ce qu’il est guindé. Il ne veut jamais trinquer avec moi. Personne veut trinquer avec moi-a-a, geignit-elle, et ses yeux s’emplirent de larmes.
Elle tendit les bras à Beldin d’un air implorant et il la serra contre lui.
— Toi au moins t’es un ami et tu m’comprends. Hein, qu’tu m’comprends, toi ? fit-elle en sanglotant, le visage enfoui au creux de son épaule.
— Pour sûr, ma choute, pour sûr, répondit-il d’un ton apaisant en lui tapotant l’épaule. Là, tout ira ben, v’z’allez vouère.
L’archiduchesse se ressaisit comme elle put, renifla bruyamment et pécha un mouchoir dans son corselet.
— Ne croyez pas, V-votre Altesse, que j’ai choisi d’être comme ça, reprit-elle d’un ton d’excuse en tentant de regarder Silk dans les yeux. C’est que je crève d’ennui, ici. Otrath est à peu près aussi sociable qu’une huître, et il m’a exilée ici, dans l’arrière-pays, sans autre compagnie que le bruit des vagues et les cris des mouettes. Les bals, les dîners et les conversations de Melcène me manquent tellement… Qu’est-ce que v-vous v-voulez que j’fasse, toute seule ici ?
— Ah, ma pôv’choute, c’est trop cruel, pour sûr, acquiesça Beldin.
Il prit le tonnelet de bière que le domestique apportait avec une répugnance manifeste, le coinça entre ses genoux, enfonça le dessus d’un coup de son poing difforme et le présenta à leur noble hôtesse.
— Eun’p’tite goulée, ma poule ? proposa-t-il aimablement.
— Je v-vais me noyer si z’échaie de boire comme ça, se récria-t-elle avec un petit rire stupide.
— Là, y a du vrai là-n’dans, acquiesça-t-il. Touè, là-bas, apporte donc un gobelet ou quèqu’chose à c’te pauv’p’tite choute, ordonna-t-il à Belgarath.
Le vieux sorcier lui lança un regard noir puis alla, sans mot dire, quérir une chope d’argent sur une étagère.
Beldin la plongea résolument dans le tonnelet, essuya le fond avec sa manche et la tendit à la femme.
— À vot’bonne santé, ma p’tite choute, fit-il en s’abreuvant directement au tonneau.
— T’es vraiment chou, toi al-hic ! alors, fit-elle en vidant la moitié de la chope, le breuvage coulant par les commissures de ses lèvres et ruisselant sur le devant de sa robe.
— Nous sommes vraiment navrés d’avoir manqué Sa Grâce, intervint Silk, manifestement déconcerté par la façon peu protocolaire dont Beldin abordait leur hôtesse qui, pour avoir la dalle en pente, n’en était pas moins de haute naissance.
— Vot’Altesse manque vraiment pas grand – burp ! – soge, hoqueta-t-elle en mettant poliment sa main devant sa bouche. L’a autant de charme qu’un rat crevé. Tout c’qu’intéresse c’lugubre amorti, c’est de compter les marches qui le séparent du trône impérial. Kal Zakath n’a pas d’héritier, et tous les cousins de l’empereur passent leur temps assis en rond sur leur cul à tenter de conclure des alliances en attendant que l’un d’eux meure. Vous êtes déjà allé à Mal Zeth, Votre Altesse ? C’est un endroit effroyable. Franchement, couronne impériale ou pas, j’aimerais encore mieux vivre en enfer.
Elle vida sa chope, la tendit sans un mot à Beldin et regarda autour d’elle, les paupières papillotantes, comme si elle n’y voyait pas très clair.
— Mais dites-moi, cher p-prince Kheldar, bredouilla-t-elle, vous m-m’avez pas présenté vos amis.
— Décidément, Votre Grâce, je manque à tous mes devoirs ! s’exclama-t-il en se flanquant une claque sur le front, puis il se leva cérémonieusement. J’ai l’honneur de vous présenter Sa Grâce, la duchesse d’Erat, reprit-il en indiquant Polgara d’un ample geste du bras.
— Votre Grâce, murmura Polgara avec une révérence.
— Votre Grâce, répéta l’archiduchesse en tentant de se lever, avec un succès mitigé.
— Allons, allons, ma p’tite choute, fit Beldin en la retenant par le bras. Pas d’chichis entre nous. L’est trop tôt pour ça, et pis v’z’avez qu’des amis, ici.
— Y m’plaît, lui, gloussa la femme en montrant Beldin du doigt et en plongeant, de l’autre main, sa chope dans le tonnelet pour la remplir. Vous pourriez pas m’le laisser ?
— Je regrette, Votre Grâce, répondit Belgarath, mais nous en avons besoin.
— Quelle triste figure, observa-t-elle en le regardant sous le nez, puis elle ajouta avec un sourire impudent : j’parie que j’pourrais vous faire sourire…
— Son Altesse, la princesse Ce’Nedra de la maison de Borune, reprit précipitamment Silk, toujours secourable. La Margravine Liselle de Drasnie. Le jeune homme à l’épée est connu chez lui comme le seigneur de la mer du Ponant – titre obscur s’il en est, je vous l’accorde, mais il règne sur un peuple assez obscur, lui aussi.
Garion s’inclina profondément devant l’aristocrate avinée.
— Quelle grande épée, Messire ! s’extasia-t-elle.
— Un souvenir de famille, Votre Grâce. La coutume exige que je l’emporte partout où je vais.
— Les autres ne sont pas spécialement attachés à leurs titres de noblesse, continua Silk. Ce sont des associés et le rang importe peu dans les affaires.
— Et toi, t’as un titre ? s’informa l’archiduchesse en regardant Beldin.
— Des tas, ma p’tite choute, répondit-il négligemment, mais j’doutions fort qu’y vous diraient grand-chose. La plupart des pays qui r’connaissent mes titres ont disparu d’puis belle lurette.
Il porta à nouveau le tonnelet à ses lèvres et but goulûment.
— T’es un vrai petit trésor, toi alors, roucoula la noble dame.
— C’t’un charme qu’j’avions, ma choute, soupira-t-il, résigné. C’t’un véritab’calvaire, tout c’charme. Y a des fois où j’étions obligé de m’cacher pour pas qu’les servantes s’jettent sur moi, incapab’d’résister à ma séduction.
Il poussa un nouveau soupir qui s’acheva dans un rot tonitruant.
— On pourrait peut-être parler de ça, un de ces jours, suggéra l’archiduchesse.
— Eh bien, balbutia lamentablement Silk, qui commençait à perdre pied, je disais donc que nous sommes navrés d’avoir manqué l’archiduc.
— Ça, Votre Altesse, je me demanderai toute ma vie c’que vous pouvez trouver à ce crétin congénital. Un vieux pourri, qui est fâché avec l’eau et le savon et qui brigue le trône impérial, comme s’il avait quoi qu’ce soit à attendre de ce côté-là ! Tu m’oublies, mon petit trésor, protesta-t-elle en tendant sa chope à Beldin.
— Va nous en fallouère un aut’, ma p’tite choute, répondit le sorcier difforme après un coup d’œil dans les profondeurs du tonnelet.
— J’en ai plein la cave, déclara-t-elle d’un air réjoui. On pourrait passer des jours à boire, si ça t’dit…
— Pas question, marmonna Belgarath en rivant sur lui un regard noir.
— Mais…
— Pas question, tu as compris ? répéta le vieux sorcier entre ses dents.
— Vous disiez, Votre Grâce, que votre époux nourrissait des ambitions impériales, bredouilla Silk.
— Vous voyez ce gros crapaud vert sur le trône de Mallorée ? ironisa l’archiduchesse. Cette charogne puante qui n’est pas fichue de reconnaître sa chaussure droite de la gauche ! Heureusement qu’ce gros malpropre est assis tout au bout d’une brindille de l’arbre généalogique !
— Dites-moi, intervint Garion, en proie à une inspiration subite, se pourrait-il que quelqu’un l’ait encouragé dans ses prétentions ?
— Ouais, ben c’est sûrement pas moi, en tout cas ! s’exclama la femme, puis elle fronça le sourcil et son regard se perdit dans la contemplation d’un objet invisible. Hé, ça me revient, tout à coup… Un homme est venu ici, il y a quelques années maintenant, un drôle d’individu aux yeux tout blancs. Vous avez déjà vu quelqu’un avec des yeux pareils ? J’en avais la chaude poule. Enfin, mon archiduc de mari, cette vile crapule, l’a emmené dans son cabinet pour parler. Son cabinet ! répéta-t-elle avec un rire narquois. J’crois pas que ce porc visqueux sache seulement lire. C’est à peine s’il arrive à aligner deux phrases, et il appelle ça son cabinet. C’est grotesque, non ? Enfin, à une époque où je m’intéressais encore à ses agissements, j’avais fait percer un trou dans le mur afin de pouvoir regarder et écouter ce qui s’y passait. C’est comme ça, continua-t-elle, la lèvre tremblante, que je l’ai surpris avec une femme de chambre. Bafouée ! s’écria-t-elle en levant les bras au ciel dans un geste de tragédienne, vidant sa chope sur Beldin. J’étais bafouée, sous mon propre toit !
— Et de quoi l’homme aux yeux blancs a-t-il parlé à votre mari ? insista doucement Garion.
— Il lui a dit qu’une personne nommée Zandramas pouvait lui apporter la couronne impériale sur un plateau. Zandramas… Ce nom me rappelle quelque chose, mais j’arrive pas à mettre le doigt dessus. L’un de vous saurait-il qui ça peut être, par hasard ? demanda-t-elle en parcourant ses invités d’un regard vague.
— Ça ne me dit rien, mentit effrontément Silk. Avez-vous revu cet homme, par la suite ?
L’archiduchesse releva les yeux du tonnelet qu’elle avait entrepris d’assécher définitivement.
— Hein ? fit-elle, l’air ahuri.
— L’homme aux yeux blancs, répéta Belgarath, agacé. Est-il revenu ?
— Et comment, répondit-elle en se renversant sur le dossier du canapé pour lamper la dernière goutte de bière du tonnelet. Il s’est ramené il n’y a pas une semaine, avec une femme en robe de satin noir et un gamin. Mon drôle d’ami biscornu pourrait-il me rendre le service d’aller tirer sur c’cordon, là-bas ? demanda-t-elle à Beldin en rotant discrètement. Il n’y a vraiment plus rien là-dedans et j’ai encore une petite soif.
— J’y allions tout de suite, ma p’tite choute ! acquiesça le bossu en clopinant dans la direction indiquée.
— C’est tellement bon d’avoir des amis autour de soi, commenta rêveusement l’archiduchesse.
Puis sa tête tomba en arrière et elle se mit à ronfler.
— Réveille-la, Pol, marmonna Belgarath.
— Oui, Père.
Garion entendit un lointain bruit de vague et les paupières de la poivrote se rouvrirent d’un seul coup.
— Où j’en étais ? demanda-t-elle d’une voix ensommeillée.
— Eh bien, Votre Grâce était en train de nous raconter qu’un homme aux yeux blancs était venu, il y a quelques jours, avança obligeamment Silk.
— C’est ça. Il est arrivé à la tombée de la nuit avec cette vieille sorcière en robe de satin noir.
— Une vieille sorcière ? releva Silk.
— Elle s’est donné tellement de mal pour qu’on voie pas sa figure que je me suis dit qu’elle devait pas être belle à voir. Le petit garçon était adorable, lui, avec ses boucles blondes comme les blés et des yeux bleus comme j’en avais jamais vus. Il avait faim, alors je lui ai fait donner du lait. Bref, l’homme aux yeux blancs et la sorcière ont emmené mon vieux dindon de mari. Ils sont montés à cheval et ils sont partis. L’immonde – mon mari – m’a dit que je pouvais envoyer chercher ma couturière. Il m’a raconté une histoire de robe digne d’un couronnement impérial, je ne sais plus quoi au juste.
— Et le petit garçon ? demanda âprement Ce’Nedra. Qu’est-il devenu ?
— Ça, je l’ignore, rétorqua l’archiduchesse avec un haussement d’épaules évasif. Tout ce que je sais, c’est qu’ils l’ont emmené avec eux. J’ai tellement envie de dormir, tout à coup, murmura-t-elle languissamment.
— Votre mari vous a-t-il dit où ils allaient ? insista Silk.
— Il y a des années que je ne l’écoute plus, répondit la femme en écartant les mains devant elle dans un geste désabusé. Nous avons un petit voilier dans une anse, à une demi-lieue d’ici. Comme il n’y est plus, z’chu… j’suppose qu’ils l’ont pris. Mon mari, ce malfaisant, a parlé de je ne sais quel quai, au sud de la ville. Et ce t-tonnelet de bière, il arrive ? lança-t-elle d’une voix pâteuse.
— Ça vient, ma p’tite choute, ça vient, assura Beldin en lui tapotant doucement la main.
— J’espère bien.
— Autre chose, Belgarath ? souffla Silk.
— Je ne vois plus rien, répondit-il sur le même ton. Tu peux la laisser se rendormir, Pol.
— Elle n’a pas besoin de moi pour ça, Père, murmura-t-elle en regardant avec compassion la plantureuse aristocrate qui ronflotait, les bras noués autour du cou de Beldin, la figure enfouie au creux de son épaule.
Le petit sorcier bossu se dégagea en douceur, l’allongea doucement sur le canapé, arrangea les plis de sa robe autour d’elle, alla chercher un châle sur le dossier d’un fauteuil, à l’autre bout de la pièce, et la couvrit avec des soins paternels.
— Dormez bien, ma Dame, murmura-t-il en lui effleurant mélancoliquement le visage, puis il se tourna vers Belgarath et le foudroya du regard. Et alors ? lança-t-il hargneusement.
— Mais je n’ai rien dit, moi ! protesta le vieux sorcier.
Ce’Nedra se leva, prit le vilain petit sorcier par le cou et lui planta un baiser sur la joue.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il d’un ton suspicieux.
— Moi non plus, je n’ai rien dit, riposta la petite reine de Riva en lui ôtant machinalement quelques brins de paille de la barbe et en les lui restituant solennellement.